CHAPITRE X
Dans le compartiment de son traintel à Fur Station la fourrure régnait, aussi bien au plancher que sur les cloisons. Une fourrure bon marché mais chaude, et partout dans les cafétérias on voyait d’immenses peaux de vaches angora clouées sur les murs.
C’était un marché permanent, mais tous les mois une grande foire attirait les tribus de Roux et d’Esquimaux qui nomadisaient dans le nord et qui apportaient les plus belles pièces d’animaux sauvages. Des loups principalement et des ours.
Il attendit Yeuse durant deux jours, essaya en vain de la contacter mentalement, mais elle s’était refermée comme un coquillage et il ne tenta plus de la poursuivre. Il était dans un bar en train de boire du thé lorsqu’elle s’installa en face de lui. Il la reconnut parce qu’elle lui témoignait son affection par une pensée fortement émue, sinon il n’aurait jamais percé son identité. Elle portait une perruque brune et s’était maquillée pour se vieillir.
— Ce fut très difficile pour moi de m’absenter de la présidence, dit-elle. J’ai dû ruser et il n’est pas certain que je sois ici incognito. N’importe qui a pu me suivre et je compte sur toi pour assurer la surveillance de ceux qui nous approchent.
Jdrien ne ressentait aucune onde de curiosité. Les gens discutaient surtout affaires et personne ne paraissait éprouver la plus petite trace d’intérêt pour leur couple. Ils changèrent d’établissement et Jdrien ne releva aucun signe suspect dans leur sillage.
— Eh bien, je me suis mieux débrouillée que je ne pensais, se félicita Yeuse. Jdrien, parle-moi de ton père, où est-il ?
— Perdu…
— Comment, perdu ?
— Perdu pour toi, moi, redevenu un primitif… Et je pense qu’il doit régresser encore, qu’il deviendra complètement stupide… Je suis très malheureux de parler ainsi de lui mais c’est ce qui l’attend. Il appartient à ces Roux que l’on appelle Salt and Sugar sans que je sache pourquoi.
Yeuse lui prit la main, les yeux brillants de larmes :
— Moi je sais. Ce sont des Roux nés dans des conditions spéciales, élevés dans des couveuses… Ils n’ont eu ni père et surtout pas de mère… Ils sont fabriqués par une machine, et on en trouve du côté de Concrete Station. Lorsque la machine les chasse à l’extérieur, ils se retrouvent complètement démunis. On ne les a dotés que d’une grande résistance au froid, mais on a oublié de leur apprendre à survivre en milieu hostile, et ils se retrouvent auprès de la mer intérieure, au milieu de laquelle s’élève Concrete Station, sans savoir comment tuer les phoques qui abondent dans le coin. Je le sais parce que je les ai vus.
— Mon père et Kurts, d’après ce que je sais, ne sont pas nés à Concrete Station… la Voie Oblique les a abandonnés ailleurs…
— C’est une certaine Farnelle qui les a recueillis. Eux savaient se débrouiller, pensaient et agissaient comme des Hommes du Chaud, ce qui me surprend d’autant plus lorsque tu parles de régression au sujet de Lien.
Ils restèrent quelques instants silencieux, sortirent pour prendre leur repas ailleurs, Jdrien toujours très vigilant envers leur entourage. Yeuse avait fini de poser des questions sur Lien Rag, mangeait lentement.
— Les Aiguilleurs ne m’admettent pas, dit-elle. Mais pour l’instant nous en sommes au stade de l’observation mutuelle.
Elle lui parla de Maliox qui avait succédé à Palaga et de ce dernier qui, d’après sa date de naissance, aurait à ce jour cent cinquante-sept ans.
— Peut-on vivre aussi vieux chez les Aiguilleurs ? s’étonna Jdrien.
— Non. Il y a là un mystère… Je voudrais que tu essayes de l’élucider pour moi. Je ne peux envoyer personne du côté de Salt Station. Je dispose d’un service de renseignements pour d’autres problèmes, mais en ce qui concerne les Aiguilleurs je ne peux faire confiance qu’à des gens comme toi. J’attendais aussi Farnelle qui paraissait vouloir me rencontrer, mais elle a disparu dans la banquise du sud atlantique. J’ignore ce qu’elle est devenue.
— Mais que dois-je faire ?
— J’ai tout un dossier sur cette famille Ceruski. La sœur Amiala, mère de Lady Yeuse née à Port Harri, n’a jamais eu de frère. Christoon Palaga serait né un dix-sept mars 2209.
— Christoon ?
— C’est un curieux prénom. Il y avait dans le temps des réfractaires religieux dans cette province.
— Mais qu’est-il devenu ?
— On l’ignore.
Brusquement Jdrien changea de visage sans cesser de la regarder.
— Je perçois comme une hostilité sourde dans cet endroit. Venant de la droite. Toi tu vois sans te retourner, qu’y a-t-il ?
— Une femme, blonde, très grande, aux yeux verts qui nous fixe parfois d’un air bizarre.
Il ferma les yeux, se concentra puis sourit :
— Jalousie, dit-il avec soulagement. Elle trouve que tu es trop vieille pour moi, t’en veut, et pense que tu me payes pour que je sois ton amant. Je vais modifier ses préjugés.
Il ferma les yeux et peu de temps après la femme en question quittait précipitamment le restaurant.
— Je lui ai laissé entendre qu’un ami qu’elle a beaucoup aimé dans le coin pourrait bien se trouver dans la station.
— C’est cruel.
— Mais non, elle va y penser avec tendresse et essayera de le retrouver ailleurs… Tu veux donc que je m’installe dans la région de Salt Station ? Les Aiguilleurs sont-ils nombreux dans ce coin ?
— Il semble que oui… On a relevé plusieurs détails assez étranges depuis de nombreuses années… Certains disent que la Voie Oblique se trouverait dans les parages.
— Toi, tu sais que c’est faux, la preuve : Concrete Station !
— Avec Gus nous pensons qu’il doit exister plusieurs départs de cette Voie Oblique.
Ils flânèrent sur les quais, regardèrent les monceaux de fourrures, les vêtements taillés sur place. La fourrure synthétique faisait une grande concurrence à la naturelle et il existait dans cette station une forte demande.
— Salt Station se trouve à plus de deux mille kilomètres d’ici. Tu ne trouves pas étrange ce nom de Salt ?
— Non, si la station est sur une banquise.
— Oui, bien sûr, mais il y en a d’autres et on n’extrait pas le sel là-bas.
— Qu’attends-tu de mes recherches ?
— C’est là que j’ai scrupule à te demander de travailler pour moi. Toi tu es conditionné pour le froid, les glaces…
— À moitié seulement, à moitié.
— Et mes recherches ont pour but de comprendre le rôle des Aiguilleurs dans notre Histoire. Car j’ai appris qu’ils n’exerçaient un aussi grand pouvoir que depuis cent cinquante ans… Il existe des rapports et même des livres sur leur activité. Tout cela avait été interdit du temps de Lady Diana mais j’ai accès à ces documents. Au début de la société ferroviaire ils n’étaient que des salariés comme les autres, avec une hiérarchie réduite au strict minimum, sans Grand Maître ou Maître Suprême. Ils dépendaient de la Traction et un jour ils s’en sont séparés, ont créé leur caste.
— Palaga en serait-il à l’origine ?
— Non, mais cela s’est produit un peu avant sa naissance et n’a fait que s’amplifier… Peu à peu ils se sont immiscés partout, ont détenu des pouvoirs occultes. Ils se sont spécialisés dans toutes les activités humaines, même les plus nobles et les plus rares, comme les arts, car pour dominer ils devaient tout connaître.
— Que relève-t-on encore contre eux ?
— Par exemple qu’ils ne se marient jamais en dehors de leur caste. Ceux qui ont osé le faire l’ont amèrement regretté. J’ai une liste de malheureux qu’on n’a jamais retrouvés parce qu’ils ont épousé des filles non issues de leur milieu.
— Depuis toujours ?
— Depuis que Palaga est apparu… Il a tout réglementé, codifié. Un Aiguilleur doit obéir sans discuter.
— Que cherchent-ils à préserver ? Ils ne diffèrent pas tellement des autres Hommes du Chaud ?
— C’est vrai… Mais par exemple impossible d’avoir des renseignements médicaux sur eux. Même pas une analyse sanguine. Ni spectrographie, ni radiographie, rien… Même pas dans les documents interdits dont je dispose.
Jdrien commençait d’avoir trop chaud dans ce marché où les fourrures entassées dégageaient une vapeur âcre.
Ils s’éloignèrent vers les confins, trouvèrent des wagons d’habitation de mauvaise qualité où des petites gens traitaient les déchets de fourrures, les rassemblaient, les collaient, les cousaient pour en faire des vêtements à bas prix.
— Voilà qui m’intéresse, disait Jdrien faisant allusion aux renseignements médicaux manquants. Que veulent-ils cacher ? Sont-ils atteints d’une affection spéciale ? Pourtant Palaga a vécu très vieux.
— Les Aiguilleurs se font incinérer… Ils ont leurs maternités, leurs hôpitaux interdits aux autres voyageurs. On a parlé de corporatisme, de privilèges spéciaux, mais je crois que ça va plus loin que ça. J’en arrive à me demander si ce sont des humains.
Jdrien faillit sourire et puis soudain il lui prit la main :
— Il faut s’en assurer sur-le-champ.
Il l’entraîna vers la partie technique de la station, la gare de régulation à l’autre bout de l’agglomération. Ils arrivèrent au crépuscule en face de la tour de contrôle qui surveillait le mouvement des trains, car Fur Station était aussi une cross station de moyenne importance. Jdrien repéra un Aiguilleur derrière la grande vitre en oblique, au-dessus des principaux aiguillages et se concentra durant quelques minutes.
Dans un soupir d’agacement il cessa :
— Je ne parviens à rien. J’ai essayé de pénétrer dans leur organisme, d’analyser l’irrigation du cerveau par exemple. Celle-ci est tout à fait normale… Je veux dire comme conception, mais je ne parviens pas à voir de quoi sont faits leur sang et leur matière grise. Mais je pense tout de même que ce sont des hommes.
— Alors pourquoi vivent-ils dans une sorte de ghetto volontaire ?